I – LA JUSTICE ET L’EFFET COVID
Les fermetures de commerces pendant la période d’urgence sanitaire ont entrainé un corps de règlementation et des aides publiques afin de limiter, pour les commerçants, l’impact des pertes d’exploitation liées à la fermeture.
Ces mesures, sous forme de décrets successifs, ont neutralisé le jeu des clauses résolutoires pendant la période épidémique de manière à protéger le droit au bail des commerçants ne pouvant exploiter leur commerce et payer leur loyer.[1]
Suite à la reprise des activités commerciales, alors que l’obligation de payer les loyers n’avait été que suspendue et non annulée pendant la période d’urgence sanitaire, les bailleurs ont agi en invoquant, le plus souvent, la clause résolutoire du bail, en délivrant des commandements de payer visant les loyers dus, suspendus pendant cette période.
Les juridictions, rejoignant les pouvoirs publics, pour la protection des commerçants, ont alors accordé, le plus souvent, des délais de paiement allant jusqu’à 24 mois pour permettre aux commerçants qui n’avaient pas obtenus, de leur bailleur, une remise de loyer, d’obtenir des délais pour s’acquitter de leurs dettes locatives.
Une autre tendance des juridictions se manifeste à travers la volonté, pour accompagner l’après-covid, de limiter les hausses de loyer lors de leur révision et de la fixation du nouveau prix lors du renouvellement du bail.
Avant la crise sanitaire, il était très rare lors du renouvellement d’un bail de voir fixer le prix du loyer renouvelé à un montant inférieur au dernier loyer praticable.
Ceci est tellement vrai que le législateur a inclus dans l’article L.145-34 du Code de Commerce, une clause de protection pour les commerçants dont le loyer lors du renouvellement du bail enregistrait une augmentation judiciaire.
Pour ceux-ci, l’augmentation se trouvait plafonnée par différence entre l’ancien et le nouveau loyer à 10% annuellement de l’ancien loyer pendant une période qui pouvait être longue suivant l’importance de la différence.
Aucune mesure, par contre, n’était prise pour protéger le bailleur en cas de baisse judiciaire de son loyer lors du renouvellement du bail.
En cas de baisse du loyer lors du renouvellement du bail, le bailleur se trouvera dans l’obligation de devoir rembourser le loyer trop perçu entre la date d’expiration du bail et la décision de justice exécutoire et ceci sans délai.
Ainsi que nous allons le voir à travers deux décisions récentes rendues par le juge des loyers commerciaux de la 18e chambre du Tribunal Judiciaire de PARIS, les conséquences d’une fixation du loyer à la baisse peuvent entrainer la ruine des petits propriétaires[2]. [3]
II – LES DEUX DECISIONS RENDUES PAR LA 18E CHAMBRE DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE PARIS
A. Le jugement en date du 14 septembre 2021
En présence d’un litige portant sur la fixation du prix du loyer renouvelé d’un immeuble loué, en sa totalité, à compter du 16 mai 2006 à usage d’hôtel 3 étoiles situé dans le 7e arrondissement de Paris à proximité des Invalides pour un loyer de 106.000 euros, le juge des loyers commerciaux désigne un expert chargé de donner son avis sur la valeur locative des lieux loués à la date du renouvellement du bail soit le 1er mars 2018.
L’expert dépose un rapport concluant à un loyer en renouvellement au 1er mars 2018 à la somme de 150.000 euros par an, le dernier loyer applicable, après indexation, représentant 138.513 euros.
Le Tribunal écartant les conclusions de l’expert judiciaire, fixe le loyer en renouvellement a la date du 1er mars 2018 à 94.620 euros, soit un montant inférieur au loyer d’origine, ce qui entraine l’obligation pour le bailleur de rembourser au preneur, le jugement étant exécutoire de plein droit, la différence entre le dernier loyer soit 138.513 euros et le loyer fixé judiciairement soit 94.620 euros.
L’arriéré représente donc pour la différence entre les deux loyers, 43.893 euros par an, soit au jour du jugement la somme de 153.625 euros.
B. Le jugement en date du 4 février 2022
En présence d’un litige portant sur la fixation du prix du loyer renouvelé d’une boutique à compter du 1er novembre 2008 à usage commercial dans le 5e arrondissement de Paris – Rue des écoles, pour un loyer de 55.200 euros, le juge des loyers commerciaux désigne un expert chargé de donner son avis sur la valeur locative des lieux loués à la date du renouvellement du bail soit le 1er novembre 2017.
L’expert dépose un rapport concluant à un loyer en renouvellement au 1er novembre 2017 à la somme de 40.300 euros par an, le dernier loyer applicable, après indexation, représentant 55.200 euros.
Le Tribunal écartant les conclusions de deux experts amiables et de l’expert judiciaire, fixe le loyer en renouvellement, à la date du 1er novembre 2017, à 33.732 euros par an, soit un montant inférieur au loyer d’origine et à celui proposé par l’expert judiciaire, ce qui entraine l’obligation pour le bailleur de rembourser au preneur, le jugement étant exécutoire de plein droit, la différence entre le dernier loyer soit 55.200 euros et le loyer fixé judiciairement soit 33.732 euros.
L’arriéré représente donc pour la différence entre les deux loyers 21.468 euros par an, soit au jour du jugement la somme de 91.239 euros.
III – L’ENFER EST PAVE DE BONNES INTENTIONS
Si l’on comprend et ne peut qu’approuver la protection accordée par le gouvernement et les juridictions aux commerçants, victimes de la crise sanitaire, il est nécessaire aussi d’en tirer les conséquences tant pour les locataires que pour les bailleurs.
Après le plafonnement de la révision triennale des loyers commerciaux puis le plafonnement de ces mêmes loyers lors du renouvellement du bail, auxquels s’est ajouté la protection du locataire avec les planchers d’augmentation de 10% en cas d’augmentation du prix du loyer, la seule arme laissée en la possession du bailleur consiste dans un refus de renouvellement du bail.
La perte de valeur de l’immeuble, en cas de baisse du rendement locatif, a été étudiée dans un article de la revue Administrer[4], aux termes duquel il était passé en revue l’influence du loyer sur la valeur vénale de l’immeuble et le fait que l’indemnité d’éviction, payée au locataire pour rétablir le revenu locatif, représentait une perte de valeur de l’immeuble pour le bailleur et un enrichissement légal pour le preneur.
En l’espèce, ces deux décisions diminuant de manière importante les revenus locatifs ont pour effet de diminuer la valeur de l’immeuble, laquelle dépend de sa rentabilité mais aussi, pour la rétablir, de l’indemnité d’éviction qui sera payée au locataire en cas de refus de renouvellement de bail.
Il apparait difficile, pour un bailleur, de devoir accepter à la fois pour l’avenir : la diminution du loyer, contrepartie de la jouissance de l’immeuble ; et pour le passé : le remboursement d’une somme importante au titre des loyers trop perçus pendant la période écoulée entre la date d’effet du renouvellement du bail et la date de la fixation judiciaire du nouveau loyer.
Le seul droit accordé au bailleur, par le statut des baux commerciaux, est celui de refuser le renouvellement du bail en payant en contrepartie une indemnité d’éviction à son locataire, laquelle est égale à la plus élevée des deux sommes représentant la valeur du fonds de commerce ou la valeur du droit au bail.
Ne pouvant blâmer l’équité des tribunaux dans une période difficile pour les commerçants, il convient d’examiner les conséquences de cette équité dans les rapports entre bailleur et locataire lorsque le loyer de renouvellement aboutit à une baisse du rendement locatif et au remboursement de sommes difficilement supportables pour le bailleur.
IV – LE DROIT D’OPTION DU BAILLEUR – ARTICLE L.145-57 DU CODE DE COMMERCE
En cas de désaccord sur le montant du loyer et tant que le délai d’un mois ne s’est pas écoulé depuis une décision définitive de fixation, le bailleur et le preneur ont la possibilité d’exercer un droit d’option lequel mettra à néant la procédure en fixation du loyer qui les oppose.
Pour le preneur, ce droit d’option consiste à donner congé et à libérer les lieux sans autre obligation que d’acquitter l’indemnité d’occupation, fixée amiablement ou par le juge, pour la période intermédiaire écoulée entre la date d’expiration du bail (par l’effet du congé ou de la demande de renouvellement) et la date de la notification du droit d’option.
Pour le bailleur, ce droit d’option consiste à refuser le renouvellement du bail, ce qui a pour effet de mettre à néant la procédure de renouvellement et les décisions de justice qui ont pu être rendues à ce sujet et entraine, pour lui, l’obligation d’acquitter une indemnité d’éviction, contrepartie du préjudice qu’il cause au preneur par son refus de renouvellement.
Du fait de l’exercice de ce droit d’option et du refus de renouvellement du bail, le bailleur ayant vu son loyer fixé à la baisse, n’aura pas, en raison de l’anéantissement de la procédure de renouvellement et du jugement rendu, à rembourser un trop perçu de loyer.
Pour l’avenir et par application de l’article L.145-28 du Code de Commerce, qui dispose que « Jusqu’au paiement de cette indemnité, le preneur a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du contrat de bail expiré. », le loyer contractuel redevient applicable.
Pour le passé, la fixation de l’indemnité d’occupation qui n’a pas la nature d’un loyer mais des dommages et intérêts liés au maintien de l’occupation du preneur reviendra devant le juge judiciaire, certes avec le risque de voir ce dernier la fixer en fonction d’une valeur locative à la baisse.
Cette procédure en paiement de l’indemnité d’éviction et éventuellement de l’indemnité d’occupation peut prendre, expertise comprise, compte tenu de la durée de la procédure et de l’expertise nécessaire : 4 à 5 années pendant lesquelles, la rentabilité locative pourra être maintenue sur la base de l’ancien loyer.
Une fois les comptes arrêtés entre les parties, quelles seront les incidences face à la fiscalité et à une nouvelle location ?
V – LES CONSEQUENCES FINANCIERES DU REFUS DE RENOUVELLEMENT POUR LE BAILLEUR
Lors du départ du locataire, le bailleur devra acquitter le montant de l’indemnité d’éviction auquel s’ajoutera éventuellement un remboursement de trop-perçu entre l’indemnité d’occupation retenue par l’expert désigné dans le cadre de l’instance en refus de renouvellement et le loyer contractuel devant être payé entre la date d’expiration du bail et la date de l’exercice du droit d’option.
Pour ce faire, le bailleur pourra relouer ses locaux à la valeur de marché, ce qui rétablira la rentabilité de son immeuble et de sa valeur vénale mais aussi le montant des loyers périodiques qu’il peut espérer percevoir dans le cadre de la nouvelle location sans compter le droit d’entrée qui peut lui être versé par le nouveau locataire.
Ainsi, dans les deux exemples résultant des jugements annexés au présent commentaire, la nouvelle location pour l’hôtel 3 étoiles pourra être consentie facilement pour un prix de marché annuel de plus de 150.000 euros et pour le local de la rue des écoles pour un prix de marché annuel de plus 60.000 euros.
Le loyer fixé par le juge représente donc, en renouvellement de bail, la moitié environ de la valeur de marché des lieux loués.
Le levier, dans le premier cas, est de l’ordre de 90.000 euros par an et dans le deuxième cas de l’ordre de 30.00 euros par an par différence entre la valeur judiciaire et la valeur de marché.
Le revenu du bailleur sera donc considérablement augmenté par la nouvelle location.
Par ailleurs, un arrêt du Conseil d’Etat [5] rappelle que lorsque le refus de renouvellement d’un bail a pour objet un rétablissement du revenu locatif lors d’une nouvelle location, le contribuable est en droit de passer en déficit foncier sur une durée de 10 années la totalité de l’indemnité d’éviction versée pour établir le revenu locatif mais aussi tous les intérêts des emprunts qu’il a pu contracter pour le paiement de l’indemnité d’éviction permettant ce rétablissement.
S’ajoute à cette disposition fiscale la possibilité de faire remonter chaque année les déficits fonciers enregistrés par le contribuable à concurrence de 10.700 euros sur son revenu général, ce qui constitue une charge déductible pour le calcul de l’impôt.
Il résulte de ces dispositions que, par l’effet d’un loyer dont le montant est rétabli à sa valeur de marché et du concours de l’administration fiscale, qui tient compte pour l’établissement de l’impôt du déficit foncier créé par l’indemnité d’éviction, le bailleur pourra rétablir la valeur vénale de son immeuble, de même que sa rentabilité.
VI – CONCLUSION
Toute décision excessive entraine des conséquences indépendantes des raisons pour lesquelles elles ont été prises.
En voulant favoriser le locataire, la baisse du loyer lors du renouvellement du bail risque trop souvent de déboucher sur un refus de renouvellement de bail créant l’insécurité pour le locataire tant pour sa durée d’occupation que pour son indemnisation.
Face à une décision ayant des conséquences insupportables sur le plan financier, on ne peut reprocher à un bailleur d’user de l’arme du refus de renouvellement, laquelle est approvisionnée par les munitions provenant d’une nouvelle location de même que de l’accompagnement fiscal qui lui est réservé dans le cadre du rétablissement du revenu locatif.
Plutôt que d’arriver à ces excès, il aurait été préférable pour les bailleurs et les preneurs d’engager des pourparlers amiables ou des médiations avant que l’un ou l’autre ne soit en possession d’un titre exécutoire, lequel est assimilable à une déclaration de guerre.
Ces pourparlers intelligents peuvent entrainer une médiation, si le locataire désire se maintenir dans les lieux en acceptant une solution équitable pour l’une et l’autre des parties pour la fixation du loyer de renouvellement.
Telles sont les réflexions causées par ces deux décisions qui, si sur le principe ne sont pas critiquables après une période d’urgence sanitaire, risquent d’entrainer, dans la pratique, des conséquences irrémédiables pour le locataire commerçant.
ADMINISTRER, N°565, JUIN 2022
[1] Décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, Décret n° 2020-344 du 27 mars 2020, décret n° 2021-173 du 17/02/2021. Décret n° 2021-1603 du 8 décembre 2021
[2] TJ PARIS – 18e chambre – Juge des loyers commerciaux – 14 septembre 2021 – RG 18/05965
[3] TJ PARIS – 18e chambre – Juge des loyers commerciaux – 4 février 2022 – RG 18/13328
[4] ADMINISTRER n°470 en date de Novembre 2013, page 7 « Les loyers commerciaux et leurs évolutions à travers la valeur locative ».
[5] CE – 3eme et 8eme ss – 03/07/2009 n° 293154